Marchés Publics

Une analyse sociologique des marchés publics : comprendre l’expertise dans la production du droit

Le 8/10/24 par Thomas FORTE, Sociologue du droit - Chercheur associé au Centre Émile Durkheim

Thomas Forte est sociologue du droit et chercheur associé au centre Émile Durkheim. Il a obtenu son doctorat en sociologie en mai 2024 à l’université de Bordeaux avec une thèse sur la thématique « Avoir le sens de la formule : le droit à l’épreuve de l’activité de production des marchés publics d’un conseil Départemental ». Actuellement Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (ATER) à l’université de Bordeaux, il enseigne divers cours en sociologie et en sciences humaines, notamment sur l’ethnographie des organisations, la sociologie du travail et la science politique en master et licence.

Thomas Forte a rédigé pour CFC Formations cet article afin de relayer une dimension sociologique et organisationnelle des marchés publics.

 

 

L’analyse sociologique que j’ai menée permet de dépasser deux approches du travail de production des marchés publics [1]. Au-delà d’un travail qui se voudrait purement administratif, au sens négatif du terme, l’enquête donne une place centrale à l’expertise des professionnel·les des marchés publics dans la définition des pratiques et des finalités à atteindre. Par ailleurs, contrairement à une littérature qui considère le droit comme un cadre de référence transcendant ou allant de soi, l’étude met la focale sur les opérations qui participent à stabiliser un sens à la règle de droit. Il s’inscrit dans des dépendances réciproques entre les personnes chargées de produire les marchés.

 

 

Dans le quotidien d’un service de rédaction : méthode et postulats de l’enquête

Lorsque l’on parle des marchés publics, on évoque généralement les dépenses publiques qu’ils représentent dans le PIB, un corpus de textes de droit qui régule les manières de les rédiger, ou ce qu’ils permettent de réaliser (une route, un collège). Or, pour les personnes concernées par leur production et son utilisation, ils prennent la forme d’un objet bureaucratique ordinaire : celui d’un document, papier ou numérique. La circulation de celui-ci au sein et à l’extérieur de l’organisation publique montre la variété des espaces où il est élaboré (dans un bureau, lors d’une négociation, des questions sur une plateforme numérique, au téléphone…).

 

L’enquête ethnographique que j’ai mené au sein d’un conseil Départemental permet de suivre cette activité. J’étais directement présent dans les bureaux des membres du Service de la Commande Publique (SCP), lors des Commissions d’Appels d’Offres et des différentes réunions auxquelles participent les membres de la collectivité. Cette méthode donne l’occasion d’observer, d’écouter et de discuter quotidiennement avec les membres du SCP sur les opérations qu’ils et elles réalisent au dans leur travail.

 

Mon analyse repose sur cinq postulats. Le premier consiste à s’intéresser davantage à ce que font les personnes qui produisent des marchés (l’écriture, la lecture, les échanges entre collègues…) et le milieu dans lequel elles travaillent (les outils informatiques, les e-mails, les bureaux, une réunion…) plutôt qu’à leur profil (origines sociales, diplômes, formations…). Le second est le caractère réciproque du travail. La production d’un marché public implique un agencement de personnes et d’objets qui doivent se coordonner. Le troisième est que l’existence du droit ne dépend pas de son existence formelle, mais de son application et sa compréhension au cours des situations de travail. Le quatrième postulat est que le travail est tourné vers la production d’un objet, le marché public, qui intègre, dans la manière où il est écrit, le contexte social dans lequel il est produit. Enfin, je prends au sérieux les catégories et jugements que les personnes invoquent lorsqu’elles travaillent afin de comprendre ce qu’implique la production d’un marché public.

 

 

Saisir l’expertise : la sécurité juridique, l’opérationnalité et la politique achat

Rédiger un marché public correspond à des modes spécifiques de problématisation et de résolution des situations de travail au cours desquelles un sens de la règle est stabilisé et partagé. La coordination de cette activité repose sur trois catégories de pratique : la sécurité juridique, l’opérationnalité et la politique achat. La sécurité juridique privilégie une conformité des pratiques d’écriture au droit (comme respecter l’allotissement), la seconde, des pratiques qui intègrent les contraintes issues de l’activité de production (comme adapter l’allotissement à la charge de travail qu’il implique), la troisième, des manières de rédiger soucieuses de l’atteinte d’objectifs de performances organisationnels (allotir afin de favoriser les réponses des TPE/PME).

 

Ces catégories se combinent entre elles au cours de l’activité et impliquent autant des pratiques (une manière d’écrire une clause par exemple), des règles (qui arbitrent en cas de désaccord) que des formes spécifiques que doit avoir le marché public (la place d’une information, sa forme graphique…). Elles ne sont pas attachées à une profession en particulier. Les chefs de projet, les conseillères et rédactrices, ainsi que les acheteurs, invoquent autant l’opérationnalité, la sécurité juridique et la politique achat au cours de leur travail [2].

 

L’expertise inhérente à la production d’un marché public repose sur la capacité des personnes concernées à les articuler. D’autant plus lorsque ces professionnel·les ont rarement des formations spécifiques en droit, que le cadre juridique évolue et que les contraintes budgétaires et professionnelles pèsent, selon des modalités variées, sur leur travail. Ainsi, si l’on observe une conseillère ou une rédactrice relire les pièces d’un DCE, on voit qu’elle ne s’assure pas uniquement que les informations présentes sont conformes au droit. Elle va reconstruire au fil de sa lecture les orientations possibles du marché, celles qu’il aurait pu prendre et les conséquences qu’il aura tout au long du processus de sélection des offres. Par ailleurs, elle le réinscrit dans une histoire et une temporalité (la relation avec le chef de projet, la direction, la charge de dossiers, les autres marchés et pièces qui lui ressemblent…). Ce faisant, elle réalise un travail normatif : des opérations situées de jugements afin d’effectivement définir si les pièces en train d’être produites garantissent la sécurité juridique, l’opérationnalité et la politique achat.

 

Lors de ces moments, qui peuvent prendre la forme d’une réunion, d’un échange téléphonique ou d’un e-mail, les acteurs construisent une expertise partagée dans l’identification du problème à résoudre et la recherche de solutions. Cette expertise repose sur le fait de localiser sa pratique, autrement dit de traduire son activité aux autres personnes concernées par la division du travail d’écriture (ses collègues, les élu·es les potentiels candidats). Au cours de l’activité de rédaction, ce ne sont pas que les pièces d’un marché qui sont produites, mais aussi l’expertise qu’elles impliquent : les règles et pratiques attendues pour considérer qu’elles ont été bien rédigées. Cette perspective pose la question de qui est légitime pour porter un jugement sur les manières dont un marché public a été produit.

 

 

 

Les marchés publics : objets juridiques et artefacts sociaux

La règle juridique ne livre pas mécaniquement ses solutions. Elle n’est pas toujours claire, pas toujours connue, même par les personnes qui ont le mandat des opérations juridiques dans l’organisation. Par ailleurs, la connaissance d’une règle n’implique pas que son application pratique aille de soi. Le droit est un ensemble de règles juridiques dans la mesure où elles sont explicitées comme telles. Pour cela, l’expertise des professionnel·les des marchés publics permet d’identifier, au fil de l’activité, certaines techniques plutôt que d’autres, et de les traduire aux membres de l’organisation en des opérations spécifiques, ce qui participe à un processus d’apprentissage.

 

Ainsi, les multiples formes que prend le droit au sein de l’organisation (une note, un article de presse, un document Word, une référence du Code, un guide) invitent à considérer ses formulations pratiques. Il ne se réduit pas à une contrainte extérieure, par rapport à laquelle les personnes alignent leurs comportements, ni à un savoir réservé à une profession. Il s’incarne au quotidien dans des actes, des techniques et un langage spécifique. Ces formulations peuvent relever du langage (la « déclaration sans suite » par exemple), mais aussi des formules mathématiques (un critère de sélection), des abstractions (comme la transparence) et d’un raisonnement attendu réservé au droit.

 

L’analyse sociologique du travail de rédaction des marchés publics ne vise donc pas à identifier des bonnes ou mauvaises pratiques au sein de l’organisation (bien que cette question soit posée par certaines personnes – directeur·es, élu·es, certaines disciplines académiques). Elle vise à comprendre comment des personnes, qui ont des pratiques de travail différentes, se coordonnent et produisent des documents administratifs et juridiques qui permettent l’attribution de l’argent public. Pour cela, ces personnes émettent des jugements qui participent à définir des pratiques acceptables et à en déqualifier d’autres. Paradoxalement, alors que les marchés publics reposent sur un cadre juridique dont l’application garantie la sécurité juridique, ces jugements portent sur l’intérêt pratique de suivre ce droit et donc de reconnaître les compétences des personnes qui ont mandat dans l’organisation pour garantir cette sécurité juridique.

 

En effet, chaque groupe professionnel peut faire l’objet de critique quant à ses pratiques [3]. Or, les jugements tournés vers les services marchés articulent avec eux une critique de la règle juridique. Elle consiste à ne plus attacher au travail de rédaction des finalités de conformité juridique, en dénonçant les lourdeurs du droit, son abstraction et l’impossibilité à l’appliquer tel quel. Par extension, ce n’est pas que la règle juridique qui est visée, mais aussi les personnes qui les portent au sein des organisations publiques. Ce processus de déqualification s’explique par la place des services marchés dans le processus de production, la composition des effectifs et le développement de l’achat public.

 

En intervenant généralement à la fin du processus de production, les recommandations de ces services impactent l’opérationnalité et sont vues comme des lourdeurs administratives où le droit est considéré comme une contrainte. Au sein du conseil Départemental étudié, les services marchés sont presque exclusivement composés de femmes, en catégorie B ou C, dont l’ancienneté dépasse rarement deux − trois ans. Elles travaillent avec des chefs de projet, des hommes, ingénieurs,  catégorie A et avec une plus grande ancienneté dans la collectivité. Ces positions inégales ont fait l’objet de décisions organisationnelles afin de les compenser. Elles portent sur l’interdiction pour les chefs de projet de venir dans les bureaux du service marché sauf en cas de réunion, de former davantage les rédactrices sur le droit des marchés publics afin de les conforter dans leur prise d’initiative quant aux manières d’écrire les documents, et de réaffirmer le rôle des professionnels du droit lors de réunions communes. Ces jugements ont donc de réelles conséquences sur les représentations du travail des groupes impliqués dans la rédaction d’un marché public.

 

Plus spécifiquement, l’achat public, qui se développe dans un contexte d’austérité des finances publiques, participe à la managérialisation du droit, c’est-à-dire d’attacher une valeur économique, de performance et d’attractivité au respect de la règle. Ainsi, les discours de déqualification s’accompagnent d’une légitimation de l’expertise liée au travail d’écriture en faveur d’une profession, les acheteurs publics. L’achat public défend un rapport au droit qui repose sur l’expérimentation et la gestion du risque (de contentieux), une confiance plus affirmée aux capacités du secteur marchand de répondre aux besoins externalisés (en s’appuyant sur des savoirs économiques défendus comme naturels), et enfin donne une place plus importante aux finalités politiques (économiques, sociales, environnementales) dans la détermination des pratiques d’écriture. Ces dernières peuvent être alors évaluées par des indicateurs comme le nombre de marchés allotis, de clauses d’insertion, d’attribution aux TPE/PME, et des gains économiques. Ils permettent de comparer les organisations publiques entre elles et de soumettre les pratiques d’écriture au regard des acteurs économiques [4]. L’achat transforme le rapport au droit et le travail des personnes impliquées dans la production d’un marché public.

 

 

Pour conclure, en tant qu’artefacts sociaux, les marchés publics doivent être compris non pas au prisme de leurs finalités intrinsèques mais comme le résultat de contextes particuliers où le respect du cadre juridique, les capacités réelles de réaliser son travail et les objectifs organisationnels sont en tension. Cette dernière a des conséquences directes sur le rapport au droit des acteurs dans leur travail.

 

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[1]      Cette enquête a été financée dans le cadre d’une thèse Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche), entre 2018 et 2021. Elle s’intitule « Avoir le sens de la formule : le droit à l’épreuve de l’activité de production des marchés publics d’un conseil Départemental » (cf. (https://theses.hal.science/tel-04677710). L’enquête repose sur la participation à 200 réunions, la réalisation de 20 entretiens, l’étude de 80 Rapports d’analyse des offres, 5204 e-mails et 15 Go de données internes (documents de travail, notes, e-mails, tableaux de bord, veille juridique…).

 

[2]      On retrouve également ces catégories dans la presse professionnelle, les guides ou les formations.

 

[3]      Critiques qui reposent généralement sur des représentations stéréotypées du travail des autres, cf. Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La haine des fonctionnaires, Paris, Amsterdam éditions, 2024.

 

[4]      C’est ce qui permet à Pierre-Henri Morand de comparer les marchés publics des collectivités françaises, cf. Où va l’argent public ? Éditions Universitaires d’Avignon, 2022, https://doi.org/10.4000/books.eua.6496.