L’acheteur : Pilote de la décarbonation
Delphine Gilet a travaillé depuis plus de 20 ans pour L’Oréal, Clarins, Guerlain et Cartier en tant que responsable achats. Elle a ensuite pris la direction du pôle Conseil en achats responsables du groupe européen EPSA, où elle a accompagné de nombreux projets de décarbonation et de stratégie durable. Titulaire d’un MBA de Sup de Luxe, formée au Bilan Carbone (r), à la CSRD, elle est, depuis 2023, consultante-formatrice en achats responsables.
Le contexte général : une réglementation qui s’accélère
L’Accord de Paris, traité adopté par 196 pays lors de la COP21 en 2015, a fixé un objectif de maintenir à long terme « l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2°C au-dessus des niveaux préindustriels » et de poursuivre les efforts « pour limiter l’augmentation de la température à 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels. »
Même si on constate un retour en arrière dans certains pays, avec le retrait des USA de ce traité, et un bouleversement du calendrier pour la CSRD (nouvelle Directive sur les rapports de durabilité) au niveau européen début 2025, l’évolution sociale et environnementale internationale oblige toutes les entreprises à se réinventer et donc à repenser leurs stratégies d’entreprise dans un monde en pleine mutation.
Elle est activée en grande partie par une accélération de la redevabilité auprès des parties prenantes : clients, collaborateurs, investisseurs et les consommateurs désormais devenus des « consom’acteurs ».
Dans ce contexte, la réglementation internationale relative aux impacts climatiques s’accélère. Depuis début 2023, le BEGES (Bilan des Emissions de Gaz à Effet de Serre) est obligatoire pour les entreprises françaises de droit privé de plus de 500 personnes (250 pour les régions et départements d’Outre Mer), pour toute personne morale de droit public de plus de 250 personnes, et pour l’État, les régions, les départements, les communautés urbaines, les communautés d’agglomération et les communes ou communautés de communes de plus de 50 000 habitants ; il élargit le périmètre de mesure à prendre en compte, et doit être accompagné d’un plan de transition formalisé avec des objectifs chiffrés.
Enfin, de nombreuses lois sectorielles ont été promulguées pour permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par exemple, la Loi Agec (Anti-Gaspillage pour une Economie Circulaire), donne de nombreuses orientations sur la suppression du plastique, les actions contre l’obsolescence programmée, la lutte contre le gaspillage et le réemploi solidaire ; alors que la loi européenne, PPWR (Packaging and Packaging Waste Regulation), fixe des objectifs précis sur le pourcentage de matières recyclées pour les emballages plastiques (35% en 2030), ou la réutilisation des emballages (10% en 2030 pour les emballages de transport).
Impact C02 des achats : pourquoi s’y intéresser
Les émissions de GES sont réparties en 3 catégories : le scope 1 avec les émissions directes de l’entreprise, le scope 2 avec les émissions indirectes liées à l’énergie et le scope 3 regroupant toutes les autres, dont notamment les achats de produits et de services. Quand on sait que ce scope 3 représente jusqu’à 98% des émissions globales d’une entreprise (suivant son activité), et les achats de biens et services représentent entre 50 et 80% des émissions du scope 3*, on comprend mieux pourquoi on dit que « l’acheteur est au cœur de la stratégie climat ».
- Tout d’abord pour des raisons de compliance réglementaire, les produits ayant une forte empreinte CO2 sont et seront de plus en plus exposés à des taxes/ prix à la hausse.
- C’est de la responsabilité globale des acheteurs de connaitre les risques de leurs catégories d’achats, pour mieux maîtriser, piloter et réduire les risques environnementaux.
- Ces démarches proactives permettent de se différencier par rapport à ses concurrents, et de répondre à la demande croissante de ses clients, sur la politique climat et les actions mises en place pour réduire les émissions de GES.
- Enfin, très important pour un acheteur, grâce à l’éco-conception ou le juste besoin, la démarche apporte création de valeur et performance globale.
Quelle approche pour décarboner ses achats ? (la méthode MRC)
M comme Mesurer
La 1ère étape consiste à Mesurer les émissions. La principale difficulté de cette opération réside dans l’approximation des données récoltées (ratio monétaire ou facteurs d’émissions), le manque d’homogénéité de calculs d’une entreprise à l’autre et le manque de transparence dans les résultats obtenus. C’est cependant l’étape stratégique qui permet d’analyser les catégories d’achats et les fournisseurs les plus émetteurs.
R comme Réduire
Dans un second temps, l’acheteur va pouvoir réaliser une cartographie d’impacts carbone pour : identifier et prioriser les catégories achats les plus émissives, et sélectionner ses fournisseurs suivant certains critères (les plus émetteurs, les plus volontaires, avec un taux de dépendance important…) pour les sensibiliser et les embarquer dans la démarche.
Tout au long du process achats, il va pouvoir également implémenter des actions bas-carbone pour optimiser l’empreinte carbone de ses achats. Parmi ces actions, on peut retrouver : l’écoconception et l’ACV*1 dès l’amont du projet, le challenge du besoin interne, l’implémentation de KPI’s dans les appels d’offre, la pondération des notes pour les choix fournisseurs engagés, la mise en place d’une démarche économie circulaire, ou encore la prise en compte des labels et certifications dans le choix des produits et des fournisseurs.
Fixer des objectifs et suivre ces indicateurs permettront de piloter la démarche de décarbonation achats et d’optimiser les résultats pour sa propre organisation.
C comme Compenser
Côté acheteurs, cette étape vient en toute dernière fin du processus, lorsque toutes les actions de réduction ont été étudiées. Penser que des émissions carbones seraient annulées grâce à des plantations d’arbres paraît contraire à la démarche achats.
L’embarquement des fournisseurs : un levier clef de réussite
L’acheteur va devoir embarquer ses fournisseurs dans cette démarche collective :
- Les questionner sur leur mesure carbone et leurs engagements (méthodologie utilisée, scopes, notations, certifications)
- Les sensibiliser et faire monter en compétence sur les enjeux climatiques (on peut constater de grandes divergences entre fournisseurs, au sein des mêmes catégories d’achats)
- Les accompagner et les embarquer en partageant ses objectifs et en challengeant les innovations
- Les objectiver sur des éléments précis : clauses carbone, notations annuelles….
Une fonction en totale évolution
Pour être capable de faire face à ces nouveaux enjeux, l’acheteur doit être multi-expert : connaître les sujets autour du carbone, de l’éco-conception, de l’économie circulaire et l’ACV, savoir sélectionner des actions pour réduire les émissions, connaître par activité les matériaux recyclés, les marchés de seconde main sur sa catégorie achats, faire de la veille constante pour connaître les évolutions réglementaires…
Il doit également développer des soft skills telles que : pouvoir de négociation et de persuasion pour embarquer ses fournisseurs et parties prenantes, patience et diplomatie car ces sujets sont souvent développés sur un temps long, en sachant gérer les priorités de son entreprise.
Les moyens et ressources devront être à la hauteur des objectifs : des formations ciblées et opérationnelles, des outils de pilotage fiables et le choix d’indicateurs pertinents.
Au-delà des enjeux climatiques, l’acheteur d’aujourd’hui est nécessairement « acheteur responsable » ; en plus des enjeux de carbone et d’environnement, afin d’éviter ce qu’on nomme : « le transfert des risques », il doit prendre en compte les 6 autres enjeux définis dans la norme ISO20400 sur les achats responsables : Gouvernance de son organisation achats ; Droits de l’Homme et Conditions et relations de travail chez ses fournisseurs ; Développement local à optimiser ; protéger les Consommateurs et la Loyauté des pratiques.
La tâche est immense, mais ces enjeux RSE permettent aux acheteurs de trouver du sens dans leurs actions, avec un impact positif de leurs activités sur les 3P constituant aujourd’hui la démarche RSE d’une entreprise engagée : la Planète, les Personnes et la Performance globale.
*Source : Ademe
*1 : L’ACV est une méthode d’évaluation qui permet d’analyser les impacts environnementaux d’un produit tout au long de son cycle de vie, de l’extraction des matières premières à la fin de vie (recyclage ou élimination). Elle vise à identifier et quantifier les impacts environnementaux potentiels associés à chaque étape du cycle de vie.
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