L’achat public d’énergie en temps de crise : quelle stratégie d’achat adopter ?
Interview de Jean-Serge Salva, Directeur juridique, Syndicat Intercommunal pour le Gaz et l’Électricité en Ile-de-France (SIGEIF). Pour CFC Formations, Jean-Serge Salva anime une formation sur le thème de l’achat d’électricité et de gaz naturel par les personnes publiques.
CFC Formations : Hausse des prix, Covid, guerre en Ukraine… Que se passe-t-il exactement sur les marchés de l’énergie ?
Jean-Serge Salva : La hausse des prix de l’électricité et du gaz a débuté dès l’été 2021, en réalité avant la crise ukrainienne de février 2022. Il faut noter que le gaz, énergie historiquement acheminée par gazoducs et dont les prix étaient indexés sur les cours pétroliers, fait désormais également l’objet d’un transport par voie maritime. Dans ce nouvel ordre gazier mondial, les prix obéissent désormais à la loi de l’offre et de la demande.
Ainsi, après la période du Covid, l’Asie est devenue « l’acheteur le plus offrant » du fait de la reprise économique et a attiré vers elle les méthaniers (remplis notamment de gaz nord-américain) en provoquant une envolée des cours gaziers. Indépendamment de toute rupture physique d’approvisionnement (du moins, à ce jour), la guerre en Ukraine a exacerbé ces tensions sur le gaz qui se sont transmises à l’électricité, y compris en France.
En dépit de notre parc nucléaire, il résulte en effet du fonctionnement du marché européen que le prix de l’électricité reflète le coût de la dernière centrale mobilisée pour répondre à la demande, en l’occurrence le plus souvent une centrale thermique, à gaz ou à charbon, qui est de surcroît soumise aux quotas d’émission de CO2 !
« Dans ce nouvel ordre gazier mondial, les prix obéissent désormais à la loi de l’offre et de la demande »
Les acheteurs publics subissent donc directement cette flambée des prix ?
Comme tous les consommateurs finals d’énergie, les acheteurs publics sont évidemment menacés de voir leurs factures considérablement s’alourdir. Il est cependant nécessaire d’entrer un peu dans le détail du prix d’un marché de fourniture d’énergie. Même s’il est d’un intérêt relatif au regard de la problématique actuelle, un premier trait caractéristique de ces contrats doit être relevé.
Comme dans tous les autres marchés, la facture est assise sur une strate fiscale : en plus de la TVA classique, on dénombre quatre autres taxes frappant spécifiquement l’électricité ou le gaz. Mais elle recouvre également une part rémunérant le service public de l’acheminement. Les électrons et les molécules, avant d’être consommés par l’acheteur, transitent en effet par des réseaux gérés, dans le cadre d’une mission de service public, par RTE et GRTgaz pour le transport et, pour la distribution, notamment par Enedis et GRDF. Ces gestionnaires sont ainsi rémunérés par un « droit de péage », fixé par la Commission de régulation de l’énergie (CRE, l’autorité de régulation), et dont le titulaire du marché, le fournisseur, s’acquitte après l’avoir collecté auprès de l’acheteur. Les taxes et ce tarif public de l’acheminement, ne dépendent donc pas du fournisseur choisi et échappent aux soubresauts des marchés énergétiques. La part de la facture directement exposée à l’envolée des prix européens est donc la troisième composante, celle recouvrant le kWh dont le prix est remis par le fournisseur dans son offre. Elle représentait un tiers d’une facture, près de la moitié dorénavant du fait de la crise actuelle.
De façon plus générale, les acheteurs les plus touchés sont évidemment ceux dont les contrats sont conclus à prix révisable, par exemple en gaz sur l’indice de marché de gros « PEG » ainsi que, évidemment, les contrats dont le renouvellement a dû intervenir à compter du second semestre 2021, quel que soit leur type de prix. A l’opposé, les acheteurs ayant notifié un marché à prix ferme avant la rentrée 2021, c’est-à-dire le début des tensions, se trouvent aujourd’hui à l’abri de l’envolée des prix observée ultérieurement sur les marchés.
« La part de la facture directement exposée à l’envolée des prix européens représentait auparavant un tiers d’une facture : c’est près de la moitié dorénavant »
Il est donc possible de conclure un marché public à prix ferme ?
D’un point de vue strictement juridique, oui. Le Code de la commande publique prévoit en effet une dérogation (une seule !) en faveur des achats d’électricité et de gaz : contrairement aux autres marchés publics qui « nécessitent pour leur réalisation le recours à une part importante de fournitures, notamment de matières premières, dont le prix est directement affecté par les fluctuations de cours mondiaux », un marché d’énergie, même de plus de trois mois, peut être passé selon un prix ferme « conformément aux usages de la profession » ajoute le texte (R 2112-14).
De fait, il existe dans le secteur de l’énergie des marchés de gros permettant aux fournisseurs, même s’ils ne détiennent aucun moyen de production en propre, de proposer à leurs clients un prix convenu à l’attribution du contrat, s’appliquant ensuite sans variation s’agissant de la composante « molécule » ou « électron » pendant une période de fourniture pouvant couvrir plusieurs années.
D’un point de vue économique néanmoins, et dans la mesure où ils sont largement déterminés par les anticipations des acteurs du secteur, ces prix « à terme » sont aujourd’hui le reflet des tensions à venir dont ces marchés de gros se font l’écho. Si un prix ferme peut encore être exigé des candidats, son niveau est donc exceptionnellement élevé.
« Un marché d’énergie, même de plus de trois mois, peut être passé selon un prix ferme »
Ce prix ferme assure-t-il tout de même une certaine stabilité budgétaire à l’acheteur public ?
En toute rigueur, non et pour plusieurs raisons. Comme indiqué précédemment, la composante fiscale et « acheminement » variera mécaniquement au grès des évolutions décidées par les pouvoirs publics.
La seconde raison est que, bien que les fournisseurs aient la possibilité de couvrir sur les marchés de gros l’approvisionnement de leurs portefeuille de clients, l’idée semble acquise que, lorsqu’ils sont engagés dans des contrats à prix ferme signés avant la hausse des prix, ces fournisseurs supportent tout de même « des coûts supplémentaires non prévus et inévitables pour eux » comme l’a souligné la CRE, qui fait référence à ce propos aux coûts d’équilibrage, au « risque thermosensibilité accru », etc. On voit donc poindre ici la vieille théorie de l’imprévision, dont on se souvient qu’elle est précisément née d’un procès fait à la ville de Bordeaux, pendant la Grande Guerre, par une compagnie gazière dont les coûts d’approvisionnement explosaient du fait de l’envolée du prix du charbon (à partir duquel le gaz était fabriqué à l’époque). Une circulaire du Premier ministre du 30 mars dernier a d’ailleurs invité à faire jouer cette théorie qui obligerait l’acheteur à indemniser son titulaire dès lors que l’équilibre économique du contrat se trouve bouleversé par un évènement imprévisible et extérieur comme l’est la crise ukrainienne.
En réalité, il faut ajouter qu’il est rare que le prix du kWh d’un marché public d’énergie soit strictement invariable pendant toute la durée du contrat. L’acheteur prévoit en effet la répercussion de composantes liées par exemple aux CEE (certificat d’économie d’énergie), à la capacité électrique ou encore à l’Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique) qui a pour objectif de faire bénéficier les consommateurs des coûts stables et modérés de la production nucléaire française. Il faut à ce titre signaler que, depuis 2020, le prix de l’électron des contrats a pu faire l’objet d’une révision à la hausse du fait d’un phénomène lié à « l’écrêtement » des droits Arenh, obligeant schématiquement les fournisseurs à compléter leur approvisionnement en achetant sur les marchés de l’électricité très chère. Inversement, les acheteurs publics doivent à compter du 1er juin 2022 bénéficier d’une révision à la baisse, correspondant cette fois à des volumes additionnels d’Arenh alloués par le gouvernement pour tenter d’alléger la facture d’électricité. Le problème est que les modalités de redistribution de cette « manne électrique », que l’acheteur devra formaliser dans son marché public, ne sont pas encore clairement connues.
« En réalité, il est rare que le prix du kWh d’un marché public d’énergie soit strictement invariable pendant toute la durée du contrat »
Les acheteurs publics sont-ils exposés à un risque de défaillance de leur fournisseur ?
Oui, et ils le sont déjà ! Étant donné que très peu de fournisseurs alternatifs sont adossés à un parc de production pour couvrir la consommation de leurs clients, certains ont désormais du mal à assurer l’exécution des marchés publics qu’ils avaient pu remporter en remettant, à l’époque, un prix attractif.
Au Royaume-Uni, depuis l’an dernier, beaucoup ont cessé leur activité et, en France, on a assisté à la première faillite d’un fournisseur d’électricité qui, en novembre 2021, s’est vu retirer son autorisation ministérielle après avoir été placé en liquidation par le tribunal de commerce. En urgence, EDF fut désigné par arrêté pour reprendre le portefeuille de clients de ce fournisseur, parmi lesquels figuraient des acheteurs publics d’une certaine notoriété…
La faillite du titulaire n’entraîne donc pas immédiatement une rupture d’alimentation de l’acheteur mais la substitution d’un « fournisseur de secours » au fournisseur défaillant et – surtout – un nouveau prix reflétant les conditions du marché et potentiellement très élevé. On attend néanmoins que l’appel à candidatures organisé par la CRE aboutisse à la désignation, pour 5 ans, de fournisseurs de secours en gaz et en électricité. L’acheteur dont le titulaire du marché d’électricité ou de gaz cessera ainsi son activité pourra toujours refuser d’être alimenté par ce fournisseur de secours mais aura alors deux mois pour désigner un nouveau fournisseur, après quoi sa fourniture sera interrompue.
Cependant, force est d’admettre que la faillite n’est que le stade ultime de la défaillance des fournisseurs dont certains, mettant en avant l’explosion de leurs coûts d’approvisionnement, se soustraient à leurs engagements contractuels. On pense par exemple au refus de rattacher au marché les nouveaux sites de consommation alors que le cahier des charges prévoyait expressément ces ajouts en cours d’exécution, aux demandes visant à augmenter le prix de l’énergie, en dehors de toute clause de révision, voire à la résiliation unilatérale du marché public comme l’a fait le fournisseur gazier d’un grand bailleur social parisien. On doit malheureusement relever que les contrats ne pèsent plus très lourd dans la crise actuelle…
« La faillite n’est que le stade ultime de la défaillance des fournisseurs dont certains, mettant en avant l’explosion de leurs coûts d’approvisionnement, se soustraient à leurs engagements contractuels »
Quelle est la stratégie d’achat à adopter face à cette crise ?
Il est évident que le droit de la commande publique ne recèle aucun dispositif propre à se prémunir des problèmes dont tous les acheteurs, publics comme privés, pâtissent.
L’acheteur se doit cependant d’être plus avisé que jamais et cela commence par un indispensable « sourcing », préalablement à toute consultation. On observe en effet une réelle raréfaction des réponses aux appels d’offres, souvent réduite de moitié par rapport à la période d’avant la crise. Il est ainsi indispensable d’adapter son cahier des charges aux conditions de marchés qui évoluent très rapidement en ce moment, la clause de prix par exemple. On rappellera sur ce point que le code (R 2111-1) prévoit que « afin de préparer la passation d’un marché, l’acheteur peut effectuer des consultations ou réaliser des études de marché, solliciter des avis ou informer les opérateurs économiques de son projet et de ses exigences. »
Les exemples de faillites devraient par ailleurs inviter les acheteurs à porter une attention renouvelée au volet « candidature », notamment en vue de contrôler la crédibilité́ financière du fournisseur.
Quant aux caractéristiques proprement techniques de la livraison de l’énergie (tension de l’électricité, pouvoir calorifique du gaz, etc.), elles ne dépendent pas du fournisseur retenu : elles ne doivent donc pas entrer dans les éléments d’appréciation de l’acheteur. Elles relèvent en effet des gestionnaires de réseaux dans la cadre de leurs missions de service public et bénéficient à l’ensemble des acheteurs, quel que soit l’attributaire de leur marché.
« L’extrême volatilité des prix de l’électricité et du gaz rend crucial le choix de la technique d’achat »
Enfin, l’extrême volatilité des prix de l’électricité et du gaz rend crucial le choix de la technique d’achat. Il importe avant tout d’éviter que les candidats n’intègrent une « prime de risque » du fait d’une trop longue période de validité des offres. A cet égard, l’accord-cadre multi-attributaire permettra à l’acheteur de se décider très rapidement, en quelques heures, au stade du marché subséquent. Encore lui faudra-t-il faire preuve d’imagination afin de respecter la jurisprudence récente (CAA Bordeaux, 2 décembre 2021, Département de la Dordogne, n°21BX01447) lui ayant imposé d’attribuer son accord-cadre en référence, au moins, à un critère lié au prix, ce qui n’a pas de sens dans le domaine de l’énergie. Les acheteurs devraient également privilégier la méthode d’achat dite « dynamique » permettant de ne pas fixer le prix en seule fois pour l’intégralité du volume mais en plusieurs prises de position, au moment le plus opportun.
Ces techniques d’achat adaptées à l’achat public d’énergie supposent néanmoins que l’acheteur acquiert ou s’entoure d’une solide expertise pour rédiger ses clauses contractuelles, notamment celles déterminant les modalités des prises de position sur les marchés de gros.
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